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à Gérard Mordillat…

D’où vient l’ombre dans la peinture, qu’elle en est l’origine ? La nuit et le noir la précèdent. Nuit et noir existent dans toute la peinture italienne du 14ème, mais pas l’ombre. Il y a seulement de légères ombres pour le modelé des visages et pour souligner le dessin des architectures, mais pas d’ombre portée, pas d’ombre extérieure aux choses représentées. Pourtant à cette époque, tout le monde doit faire quotidiennement l’expérience de l’ombre, tout le monde doit la voir ! mais elle doit n’avoir aucun statut théologique, n’être qu’un jeu de lumière à la surface des choses et n’être pas digne d’être représentée. C’est avec Masaccio que tout change au début du 15ème. Lui, il invente dans sa peinture les ombres fortes et étire au sol des ombres portées qui structurent ses compositions. C’est radical, volumétrique, terrifiant. Adam et Eve qu’il peint, chassés du paradis, étirent leurs ombres derrière eux et non devant ; la lumière qui les éclaire vient du monde qu’ils découvrent et non de celui qu’ils quittent. L’ombre est leur sillon sur cette terre nouvelle qui leur est assignée. Il semble qu’au paradis, il n’y ait ni ombre ni lumière physique, mais seulement une clarté spirituelle dans laquelle toutes les créatures baignent et dont la peinture témoigne. Masaccio invente l’ombre tout comme il travaille à la perspective. Le lien entre ces deux systèmes de représentation paraît évident : la nouvelle conception de l’espace qui naît avec la perspective, permet de mesurer le monde de le représenter d’un nouveau point de vue d’Homme. Ce n’est plus Dieu qui éclaire, mais le soleil et la bougie. Ce sont des lumières physiques qui créent des ombres. L’ombre signe l’éclairage, mais l’éclairage signe-t-il pour autant le naturalisme ?

A propos de Rembrandt, John Berger parle “d’aller chercher l’humanité non dans sa copie, comme c’était le cas à la renaissance, mais dans ses ténèbres”. Je crois que la peinture de Masaccio contredit parfaitement John Berger. A l’instant ou se ferme le paradis, et que naissent ombre et lumière, à cet instant même, au creux de l’ombre s’ouvrent les ténèbres. Elles sont là, dans la faille de la première ombre, comme les cadavres d’une vie passée sur lesquels on doit faire le deuil en trouvant le chemin de son intériorité, pour aller de l’avant. Si l’ombre tient son dessin de la raison de la perspective, elle tient son humanité des ténèbres qu’elle couvre. Rembrandt ne vient pas sauver la renaissance de ses égarements, il s’engloutit dans le passage qu’elle a ouvert deux siècles et demi plus tôt. Et quand on regarde Masaccio c’est bien cela qui est fascinant, ce face à face entre une scénographie géniale où tout semble conçu, personnages compris, en volumes d’ombre et de lumière, dans un souci naturaliste, et l’aspect terrifiant et prophétique de ses regards venus des ténèbres qui paraissent les véritables architectes de ses fresques. Comme si l’organisation venue du dedans plus que du dehors était moins le fait d’une l’intelligence conceptuelle que d’une expérience intérieure. Et la tension y serait moins entre ombre et lumière qu’entre ombre et ténèbres.

En peignant l’ombre Masaccio ouvre les ténèbres. Et le rapport que le peintre entretient avec la réalité est tel, que la réalité qu’il figure sur la toile n’est que la métaphore d’une autre réalité intérieure vécue, et transfigurée en réalité picturale dans l’expérience de la peinture. C’est ainsi, l’ombre de la réalité n’est que le moyen d’atteindre en soi l’humanité blessée qui s’est repliée dans les ténèbres.

Il est troublant de constater que c’est à Masaccio que l’on commande “L’ombre de St Pierre guérissant un boiteux”. Lui qui porte l’ombre en lui, est comme sollicité par son époque pour l’incarner dans la peinture. L’ombre naît sous de bons auspices puisqu’elle est miraculeuse. Elle pourrait être néfaste comme le diable, mais elle soigne comme le saint. A méditer. C’est peut être la première fois que l’ombre est nommée en tant que sujet de peinture, sans doute pour que l’artiste et son époque s’engouffrent dans l’imaginaire qu’elle ouvre.