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Michel Onfray écrit dans son Antimanuel de philosophie, qu’avec Marcel Duchamp, l’art est passé de la beauté au sens. De la distraction à la conscience. L’art classique n’a selon lui, que le souci de la belle représentation des choses du monde, une représentation fondée sur l’imitation, comme il l’explique. Et la nouvelle attitude de l’artiste inaugurée par Marcel Duchamp, consiste, non plus à produire de la beauté, mais du questionnement, sur soi, la société, l’art, la politique… Duchamp aurait tordu le coup à la beauté en ouvrant l’art au sens !

Ce qui est affligeant dans ces propos, c’est la totale incompréhension de l’art classique. Comment un philosophe peut-il ne pas comprendre, que la beauté c’est la visibilité du sens, l’incarnation du sens, et que sens et beauté ne font qu’un ? Comment ne pas comprendre qu’avec les ” ready-made ” de Duchamp l’art passe, non de la beauté au sens, mais du sens au discours ; du silence de l’écoute des forme à la toute puissance de la pensée. Car c’est bien là ce qui blesse ce philosophe, que le sens ne puisse être perçu que dans l’écoute des formes et non manifesté par la pensée qui  agit sur le monde. Le sens n’est jamais le message, le ” je veux dire “, il est toujours l’expression d’une forme, qui n’est pas fabriquée, pas plus qu’elle n’est révélée, mais qui est issue d’un travail d’incarnation. La peinture comme lieu d’incarnation et non comme outil de représentation du monde, est une notion essentielle à comprendre. Depuis les temps les plus lointains les artistes sont fascinés par le pouvoir qu’ils ont de représenter le monde ; il faut y voir un acte d’amour et de foi dans le monde, l’expression d’un lien. Mais dès qu’ils prennent les pinceaux ou les fusains, ce n’est plus pour représenter le monde que les artistes s’acharnent sur la représentation, mais c’est au travers d’elle, pour faire accéder les formes à un au-delà pictural, d’où elles vont témoigner, tout à la fois de la mémoire du monde dont elles sont chargées, que de la nouvelle réalité à laquelle elles appartiennent.

« L’art c’est ce par quoi les formes deviennent style. » (Malraux)

Dans cette longue transformation de la forme narrative à la forme picturale, le peintre a traversé sa part d’ombre, sa peinture s’en est chargée, et il a vécu une expérience d’ordre spirituel. Comment ne voir dans la grande peinture qu’un simple rappel de la réalité, alors qu’elle est devenue un appel au réel. Qu’en est-il de Velasquez, Rembrandt, Poussin, Cézanne ? Qu’en est-il des “Ménines” qui sont une métaphore de la peinture, une somme théologique, comme le disait déjà Luca Giordano ; qu’en est-il de la ” Fiancée juive ” qui incarne la réconciliation de l’Homme avec sa part d’ombre, que sont donc tous ces chefs-d’œuvre, sinon du sens qui a pris forme plastique ! Le sens se livre dans la méditation sur les formes ; ce qui bien sûr n’empêche nullement de penser les formes en un second temps. Mais en art la pensée n’appréhende pas le sens, ce n’est qu’une fois pénétrée du sens d’une œuvre que la pensée va réagir.

Pour Michel Onfray, ceux qui n’ont toujours pas intégré la rupture de Duchamp sont des imbéciles que le scandale effraie. Mais Duchamp n’a jamais été du côté du scandale mais de la démission. Sous son ironie se cache l’amertume de ne plus pouvoir lutter pour ce plus d’humanité qui nous fait Homme. Que fait-il, sinon singer, sans le faire, ce que tous les artistes firent avant lui : porter par la force de leur création une forme d’un état à un autre. La cuvette en céramique destinée à recevoir l’urine, devient une fontaine en galerie ; elle n’était qu’un utile accessoire dans les rues, elle est devenue une œuvre d’art. Ce tour de passe-passe est celui de la pensée. Et elle soufflera violente et meurtrière sur tout le XXe siècle.