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Caravage veut faire mieux que les autres, il veut faire vrai. Il veut donner à voir et non à penser. Il va faire ce que les autres peintres n’ont jamais fait avant lui, il va photographier la réalité. Son génie le lui permet. La simplification qu’il opère va l’y aider : pas de nature, mais seulement des figurants qu’il fait poser dans l’obscurité sous la lumière crue des spots, comme sur une scène de théâtre. Les figurants composent les scènes d’un théâtre vivant qu’il copie, comme jamais cela n’a été fait avant lui. Il ne peint pas une “flagellation”, il fait assister au spectacle de la flagellation. C’est photographique. C’est le surgissement de la réalité qui le hante, entraînant par là même la disparition de la peinture, en tant que moyen de penser la peinture. Personne avant lui n’avait fait ça ; car pour ceux qui l’ont précédé, la peinture n’est pas de l’illusionnisme. Titien ou Tintoret savent qu’ils font de la peinture quand ils peignent. Ils font des tableaux ; la matière pour l’un et le geste pour l’autre, sont les lieux de leurs expressions. Pour Caravage, la peinture doit faire surgir la réalité du néant de la toile. Tout ce qui peut altérer la vision photographique doit disparaître. La matière est un corps à cacher et les coups de pinceaux à bannir. La peinture doit faire silence sur elle-même, elle n’est qu’un outil au service de l’illusion. Caravage cherche à “faire voir”. A faire voir l’Homme. D’où l’importance de l’aspect photographique comme preuve : plus l’Homme sera vu tel qu’il est, plus le mystère de la révélation sera déplacé de Dieu vers l’Homme. Caravage prouve l’Homme.

Mais l’humanité dont il témoigne est mutilée. Les spots qu’il dirige sur les figurants qui posent pour lui, et qu’il copie, isolent des membres, des bras, des jambes, des torses dans l’espace et la nuit du tableau. Les lumières tranchées et glaciales qu’il utilise, mettent en abîme les scènes qu’il figure. A qui est ce bras, cette jambe, ou ce pied ? Le fragment isolé, claque à la surface du tableau et fait éclater l’espace. Saint Pierre dans son crucifiement est époustouflant de réalité ; mais là encore, un bras une jambe, qui semblent n’appartenir à personne, sont comme des morceaux d’hommes abstraits qui gravitent autour du corps photographié, fragments qui trouvent le plan de la surface et la martèlent jusqu’à faire exploser l’espace savamment bâti. La mutilation qui témoigne de cette humanité meurtrie devient un acte esthétique. La respiration, qui va du fragment au corps photographié, crée l’épaisseur de la peinture où se loge sa poésie ; la conscience d’être à la fois, morcelé et entier.

Caravage mutile l’image pure et fantasmée du corps vivant qu’il crée, pour lui restituer son statut d’oeuvre d’art. Et je pense à ces paroles de Lytta Basset dans “Le pouvoir de pardonner” : “au lieu de continuer à subir le mal que tu as subi, accepte d’opérer toi-même une mutilation : renonce à cette image intacte de toi-même qui n’existe que dans ton imaginaire ! Renonce à fantasmer que tu es resté intègre, achevé, avec tes deux mains, tes deux yeux, tes deux pieds ! Car il faut sans doute rendre ce fantasme d’intégrité, voire de perfection, responsable de ce qui nous fait tomber, à la fois nous-mêmes et autrui, indéfiniment”.