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La béance de la fosse sans fond m’a impressionné. Le regard s’y perd, l’eau s’y engouffre comme elle le ferait dans un trou naturel et la peur d’être avalé saisit. Je dis trou naturel, sauf qu’ici tout est fait de main d’Homme. Je pense à Courbet. A ses sources de la Loue ; à ce surgissement de l’obscurité qui vous avale bien que l’eau en jaillisse. Ici, à New-York, les dimensions gigantesques du lieu, le marbre noir et l’eau qui coule de toute part recréent un élément naturel, une faille dans le sol où l’eau dévale comme si elle retournait à sa source. C’est beau et simple mais tellement grand qu’on ne pense pas immédiatement en en termes de bassins, fontaines, puits ou autres ouvrages d’art mais davantage en termes géologiques de failles, de trous, d’abîmes. J’ai souvent cette sensation à New­-York d’être devant le spectacle d’une nature impressionnante de canyons, de falaises et ici de chutes ; comme si l’un des buts inavoués de l’architecture était de recréer, sans imiter, ce qu’a fait la nature.

Il y a donc, puisque je veux décrire ce lieu, deux bassins construits sur les fondations des deux tours du World Trade Center qui se sont effondrées le 11 septembre 2001. Deux fosses béantes transformées en bassins carrés de 40 à 50 mètres de côté et environ 10 mètres de profondeur. Au centre de chacun de ces bassins, donc à 10 mètres de profondeur, s’ouvre une seconde fosse, carrée elle aussi, d’une dizaine de mètres de côté, dont on ne perçoit pas le fond. Cette impossibilité à voir le fond de la fosse inquiète ; l’imagination travaille et conduit au plus profond de la terre, là où il pourrait y avoir une autre vie, une autre vie qui continue pour tous ceux qui sont morts ici. L’hadès des grecs. Tout est couvert de marbre noir et l’eau chute de partout depuis le haut : une première fois dans le grand bassin, d’une eau qui accueille les reflets du ciel et des tours alentour, puis une seconde fois dans ce gouffre dont on ne perçoit que l’entrée. L’eau dévale deux fois jusqu’en son centre.

La partie supérieure des fosses est plus difficile à décrire. L’eau chute à partir d’un premier bassin peu profond, situé à hauteur des genoux, d’un mètre cinquante de largeur environ et qui ceinture chaque grande fosse. L’œil ainsi se suspend pour un instant sur ce premier plan d’eau avant de chuter. Je pense que techniquement c’est dans ce premier bassin que l’eau pompée au fond de la seconde fosse doit remonter en circuit fermé. Ce premier bassin est une sorte de protection. Visuellement c’est très beau la rencontre de deux plans d’eau à 10 mètres d’écart. Dans cette ceinture d’eau (de cette ceinture d’eau s’élève…) sont plantés régulièrement des piliers qui soutiennent une tablette de bronze, inclinée comme celle d’un pupitre, et continue sur toute la longueur du bassin. Sur cette tablette sont gravés les noms des victimes qui ont péri. On est donc debout devant un pupitre d’un mètre vingt de hauteur qui joue aussi le rôle de rambarde. C’est un moment fort de se trouver là. Il y a du monde mais le bruit de l’eau couvre les voix. On se sent seul avec les noms à lire et les chutes à contempler. La tête inclinée l’on se laisse prendre par le mouvement de cette eau qui n’en finit pas de descendre. Je ne dirai pas que cela invite à l’humilité mais tout du moins à l’intériorité.