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La peinture témoigne pour elle-même, plus que pour les événements de la réalité dont elle tire son inspiration. Mais il arrive que la mémoire de ces événements, qui parfois portent une charge émotionnelle très forte, soit effacée par une lecture symbolique de l’œuvre, plus convenable. La découverte d’un fait divers peut alors mettre à nu la peinture, restituer la charge émotionnelle dans laquelle elle s’enracine. L’histoire de Laura Bagarotto croise celle de la peinture de Titien d’une manière exemplaire.

En 1511 Bertuccio Bagarotto, noble de Padoue, est arrêté et exécuté par la police vénitienne pour motif de haute trahison. Sa fille Laura, jeune et déjà veuve, est destituée de ses titres de noblesse et de sa fortune. L’innocence du père est rapidement établie, et certainement en signe de réparation diplomatique, Nicolo Aurelio, grand chancelier de la république de Venise épouse Laura Bagarotto en 1514. C’est à Titien que Nicolo Aurelio s’adresse pour la commande d’un tableau en l’honneur de sa future femme : Titien peindra deux femmes au bord d’un bassin avec un chérubin, dans un paysage.

Ce mariage pour Laura Bagarotto se fait sur un double deuil, la perte d’un mari et l’assassinat d’un père. Et si son futur mari n’est pas directement le juge et l’assassin de son père, il lui est forcément lié par la position de pouvoir qu’il occupe à Venise. C’est un drame cornélien : comment aimer l’assassin de son père ! Ou plus simplement, comment aimer, quand un deuil n’est pas encore fait.

Puisque ce tableau est dédié à Laura Bagarotto, on peut penser que la femme vêtue de satin blanc la représente, qu’il s’agit de son portrait. Et qu’on a là, étalés devant nous, les trois devoirs, les trois accomplissements dont doit s’acquitter Laura si elle veut être la digne épouse de son mari, mais surtout si elle veut s’échapper du tombeau qui la tient prisonnière : être femme du monde, être mère, être amante. Femme du monde elle le redevient, puisqu’en épousant Nicolo Aurelio elle retrouve son rang social ; quant à la violence qui lui a été faite et qui est gravée dans le marbre, la mort de son père déguisée derrière le mythe de Mars écharpant Adonis pour avoir couché avec Vénus, s’il n’est pas question de l’oublier, elle peut en changer la destinée en acceptant de vivre et d’aimer.

Titien peint Laura Bagarotto comme une femme qui résiste et s’accroche à une urne funéraire, mais il peint aussi la possibilité de rédemption qui lui est offerte au travers de l’enfant et du nu féminin : être vivante, aimer, donner naissance. La seule chose qui soit sacrée c’est l’amour de la vie, tout le reste est amour de la mort, amour profane. On décide seul pour soi si l’on veut vivre ou mourir : c’est le choix de Laura Bagarotto.

Je suis stupéfait de l’intelligence de Titien, de la compréhension qu’il montre à l’égard de la souffrance de cette femme, stupéfait de sa maturité de 25 ans, à traiter un tel sujet où il doit tout à la fois honorer une femme qui va se marier et respecter la douloureuse mémoire qu’elle porte. Il ne s’agit pas dans cette œuvre de choisir entre le profane et le sacré, mais de choisir entre vivre ou mourir, s’enterrer avec les morts ou vivre avec les vivants. Je crois que toute l’énergie de ce tableau repose sur ce choix vital.

Jusqu’à récemment je pensais que c’était Titien qui avait baptisé son tableau L‘amour profane et l‘amour sacré, et que cette devinette sans réponse qu’il offrait à ses commanditaires, n’était qu’un déguisement intellectuel pour cacher, que pour lui, c’était la peinture qui était profane et sacrée, parce qu’elle est à la fois matière et incarnation. C’est la curiosité, et le hasard qui m’ont fait découvrir cette page d’histoire sur Laura Bagarotto. La réalité de cette histoire est devenue beaucoup plus intéressante que les spéculations sur le profane et le sacré. Le tableau a acquis à mes yeux une dimension psychologique qu’il n’avait pas avant. Il était beau et obscur, il devenait beau et limpide. Il cessait d’être chargé de symboles, mais d’un vécu que Titien transformait en une forme picturale magnifique. La peinture s’enracine dans les sentiments, pas dans les symboles.

On ne saura jamais quel fut le cahier des charges pour ce tableau, jamais si certains éléments de la composition ont été suggérés à Titien, ou s’il fut seul pour décider de tout. Ce qui est sûr, c’est que le tableau ne s’est appelé L’amour profane et l’amour sacré qu’à la fin du 18ème. Du temps de Titien il n’a jamais été question d’amour sacré et d’amour profane, mais de deux femmes au bord d’un bassin, avec un chérubin, dans un paysage.