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Il est bien rare que l’autoportrait garde l’invisible présence du miroir utilisé par le peintre, en fait, il s’en est servi pour se voir, non pour peindre le reflet de son visage .

L’origine de ce travail sur les Ménines remonte à l’exécution d’un autoportrait en 1976 . Mon intention était alors de me peindre dans un reflet, tout en faisant intervenir un deuxième miroir qui permettait de représenter le double reflet d’une jeune femme assise en face de moi. Lorsque deux ans plus tard, j’abordais les Ménines , ce fut avec l’intuition que la toile entière que Vélasquez nous donnait à voir était un reflet. Je réalisai l’esquisse de la maquette définitive, en toute similitude avec le principe de l’autoportrait. Cette disposition, deux miroirs l’un en face de l’autre, plaçait le spectateur au cœur même de la scène, et non plus à l’extérieur comme la règle l’impose. Cette mise en situation de l’observateur est fondamentale. Et ce n’est que dans cette nouvelle perspective que le fait de mettre en relation le tableau retourné et le miroir du fond, c’est-à-dire de révéler que l’image du couple royal est le reflet de ce que Vélasquez nous cache, prend toute sa signification.

Au premier plan à gauche un tableau nous tourne le dos, montrant son châssis ; c’est celui de l’œuvre que Vélasquez, qui s’est représenté dans la composition, est occupé à peindre. Viennent ensuite les Ménines, demoiselles d’honneur, entourant l’infante Margarita, fille de Philippe IV d’Espagne. Puis à leur droite, deux nains dont l’un taquine un chien et, en retrait du groupe, deux religieux qui semblent converser. Au fond de l’atelier des tableaux, une porte, un miroir. Une porte par où entre ou sort un homme, il découvre ou il a vu la scène. Sur le miroir se reflètent le roi et la reine d’Espagne.

L’an dernier Georges Poncet me montra une série de photographies qu’il avait réalisées à l’intérieur de la Chapelle Sixtine et au musée du Louvre. Les foules saisies devant les toiles pouvaient se confondre avec les personnages représentés, tout pouvait être dans le même espace, respirer le même air. Les noces de Cana s’installeraient alors dans les salles du Louvre, les touristes pourraient suivre la procession d’Ornans, c’était déjà la même humanité qui se donnait en représentation sur le sol et sur les murs de la chapelle Sixtine. La proposition de ces documents était troublante et il fallait la faire aboutir par le dessin : faire entrer une réalité dans son reflet, faire pénétrer les foules dans l’espace des toiles. Je fis ainsi trois dessins, puis l’idée me vint que le quatrième serait sur les Ménines, mais cette fois sans photographie, puisque dans ma conception tous les personnages se tenaient devant un miroir. Il suffirait d’intégrer des statuettes à leurs reflets comme les foules l’avaient été aux tableaux. Il fallait réaliser le montage.

 

Le petit théâtre des Ménines

Disposons un miroir vertical sur lequel on cerne les silhouettes de tous les éléments constitutifs du tableau (personnages, tableau, miroir, point de fuite). La place de l’observateur sera située sur l’axe du point de fuite, à une distance suffisante pour que le reflet entier soit dans le champ de vision. Il n’y a plus maintenant qu’à venir habiter les silhouettes en façonnant leur effigie à l’envers, à installer le tableau au premier plan, le petit miroir derrière. À ce stade du montage, deux remarques fondamentales sont à faire : -la première est que l’observateur, œil immatériel en retrait des Ménines, voit nécessairement, de la place qu’il occupe dans le montage, le tableau que Vélasquez peint. L’œuvre dans l’œuvre n’est donc pas illisible. La seconde remarque est que le double reflet renvoie l’image du tableau posé dans la composition. Ce double reflet qui figure le couple royal n’est rien d’autre que l’image des souverains déjà peints pas Vélasquez, et réfléchis par le jeu savant de deux miroirs. Le roi et la reine sont déjà sur la toile.

Face à ce grand miroir, tous les regards s’expliquent : L’infante Margarita, attentive aux recommandations du peintre, pose encore, se regardant avec complaisance. Elle seule est empreinte de fixité, elle est dans cette composition l’un des centres autour duquel gravitent les sujets qui ne doivent leur présence qu’à ce moment de récréation qu’autorise Vélasquez : l’une des demoiselles d’honneur offre une boisson, un parfum, l’autre, s’inclinant légèrement vers l’infante, découvre un quidam qui entre au fond de l’atelier. Il se pourrait fort bien que les regards de Vélasquez et de l’arrivant se rencontrent, accomplissant cette révolution elliptique dont l’image royale est le second centre. Déplaçons maintenant le viseur jusqu’à ce qu’il vienne occuper la place de Vélasquez : le petit miroir n’est plus visible et l’une des Ménines, celle de gauche, est masquée par le tableau. Bien que l’autre appartienne encore à la composition, il y a tout lieu de penser qu’elle n’y figurera pas, pas d’avantage les deux nains à leur droite. Rappelons que leur présence est accidentelle, passagère, et ôtons leurs statuettes ; restent alors l’infante et les deux religieux. Puisque le roi et la reine sont déjà peints, il a fallu qu’eux aussi aient posé dans l’atelier du peintre. Notons l’analogie des positions de la femme et de l’homme dans le couple royale et dans le groupe de religieux. Ces derniers, échappant à la lumière pour quelques instants de détente, ne vont-ils pas reprendre la place que les souverains eux-mêmes ont dû occupé pour que Vélasquez puisse les peindre ; n’en sont-ils pas les doublures physiques et spirituelles. Qui plus qu’un religieux, manifestera mieux la présence de Sa Majesté Catholique Philippe IV d’Espagne ! L’infante sur laquelle travaille encore Vélasquez sera représentée sur la partie gauche du tableau, en toute similitude avec la position qu’elle occupe par rapport aux religieux lorsque ceux-ci s’avancent jusqu’à la lumière. Vélasquez se représentait donc en train de peindre le reflet de la famille royale (notons qu’à cette époque l’étiquette interdisait de figurer le roi et la reine ensemble). La famille, c’est ainsi que les contemporains de Vélasquez avaient baptisé son oeuvre. Le titre des Ménines n’apparaît au catalogue du Prado que beaucoup plus tard au 19 ème siècle.

 

De l’énigme au mystère de la pensée tragique

C’est en cherchant l’assassin du roi Laios qu’ Oedipe découvre qu’il est le meurtrier de son père et l’époux de sa mère Jocaste. La déchirure qu’il subit lui découvre l’abîme auquel nous conduit le destin. C’est désormais sur ce vide qu’il devra organiser sa double identité d’enfant-époux face à Jocaste sa femme-mère. Jamais l’époux ne pourra saisir l’enfant pour le supprimer, mais ils seront liés à distance comme deux étoiles qui gravitent, comme deux épaules qui supportent une même tête où repose l’étrange sourire de ceux qui connaissent la brisure et qu’habite le mystère.

C’est de même, en voulant déchiffrer l’énigme du tableau retourné que le spectateur saisit la double identité de l’œuvre de Vélasquez et de ce fait s’élève jusqu’au mystère de la pensée tragique. Cette conscience du tableau miroir, comme celle de la femme-mère, va l’ouvrir littéralement ; désormais il y aura deux regards, deux témoins : le premier, face au miroir, a été projeté dans l’espace imaginaire du montage ; non qu’il y ait pénétré en franchissant le tableau, mais parce que le tableau devenant le miroir ne peut que réfléchir l’image d’une réalité à laquelle il est forcé d’appartenir. L’autre, resté sur les rives du tableau, impuissant éprouve la sensation d’avoir été à l’intérieur de ce qu’il voit.

Pour Œdipe comme pour les spectateurs des Ménines la révélation de la relation triangulaire : Oedipe/Jocaste/Laios et de l’infante/la reine/le roi, oblige à la perte de leur identité. Cette révélation qui réunit les membres dispersés d’un même corps, devient, pour avoir toléré que l’absence puisse être un lien indestructible au monde, la clé de la pensée moderne.

À Dieu, l’homme vient d’annexer le rien.