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Gènes
Au palazzo Rosso, ou Bianco de l’autre côté de la rue, il y a un “Ecce Homo” du Caravage. Décentré. La lumière du tableau est toute à gauche, sur le corps du christ. Devant et à droite, Pilate tout en noir, tout en nous regardant, montre Jésus de sa main droite. Il est peint comme un marchand d’esclave pour le sexe. Derrière Jésus, un soldat “vient de se le faire ou va se le faire”, là est toute la question du tableau. Ce qui est peint c’est du sexe cru. Du désir incarné. Mais tout est respecté pour que la commande soit honorée : les attitudes ont leurs sens théologiques, les attributs sont là, comme dans l’évangile, rien à redire. Le dessin est magnifique, pur, sans aucun détail. Jésus est soumis, le soldat est bienveillant et Pilate vente sa marchandise. Pourtant rien n’est obscène. La question que l’on se pose, perd très vite de son poids ; non qu’elle soit vulgaire en soi, mais parce que la force picturale du Caravage est telle, qu’elle nous éloigne de ce qu’elle nous montre. Elle convertit le désir, en silence de la chair. Tout grande oeuvre agit un peu comme le “Noli me tangere”, autre passage de l’évangile ; “Ne me touche pas”, j’appartenais à une réalité, maintenant je suis d’une autre réalité : essentielle, spirituelle, picturale. Là, dans cette nouvelle existence, ce ne sont plus les affects qui sont montrés, mais un chemin qui s’enfonce dans la nuit, et sur lequel chacun doit marcher seul.

Perrugia
L’Annonciation de Piero della Francesca – la première impression est celle d’une clarté fraîche, sans aucun conflit : ordre, lumière, bonté. L’impression de recevoir une lumière qui ne fait aucune ombre, dans le cœur, sur le tableau, sur le sol alentour. Puis on prend conscience de l’importance des lignes et des masses abstraites dans la composition, de leurs rôles. Tout est architecturé en profondeur, mis en perspective magnifiquement, mais tout semble avoir été pensé à la surface, ramené à la surface, quitte à détruire certains effets de la perspective. Il y a là une première violence, ou plutôt le sentiment que tout ça repose sur un équilibre de forces construit par l’intelligence humaine, et non pas sur une évidence qui serait donnée par la grâce. Ainsi les bandes horizontales et verticales noires, trop fortes dans leurs valeurs, ou incongrues dans leurs dessins, sont avant tout pensées comme des éléments structurants de la composition. Et ce blanc immaculé, tout en haut du tableau, qui se découpe en vertical sur le ciel bleu ! c’est bien sûr une façade en pleine lumière, et sans fenêtres, mais c’est d’abord le moyen pictural d’injecter au tableau toute la lumière nécessaire pour incarner cette Annonciation. Et la masse noire de la chambre de la vierge, est-ce un espace théologique, symbolique ou pictural ? certainement tout à la fois, et sans confusion, car la beauté ici, c’est la visibilité du sens. Cela prouve que cette Annonciation est d’abord une histoire de peinture et que c’est dans les ressorts de la peinture elle-même, qu’il faut chercher l’expression de ce mystère chrétien. Daniel Arasse lorsqu’il commente cette oeuvre dans “Histoires de Peintures”, voit le mystère de l’incarnation placé au centre de cette Annonciation par le jeu troublant d’une volée de colonnes qui, bien qu’au premier plan et situées au-devant de la vierge, paraissent derrière elle ; elles sont le corps du christ au-dedans. Ce superbe trompe-l’œil, s’il a une portée théologique certainement incontestable, est avant tout là pour ne pas gêner le face-à-face de l’ange et de la vierge, pour les mettre dans le même espace de la parole, sans les séparer. Il y a quelque chose de beaucoup plus inquiétant, que ce jeu de perspective ; et c’est à mon retour d’Italie, sur une reproduction que j’en ai pris conscience. C’est la manière dont la vierge se découpe sur la masse noire de sa chambre. Marie est représentée debout, légèrement tournée vers nous, ses deux épaules bien visibles. Elle est vêtue d’une robe rouge et porte un long manteau bleu jusqu’à ses pieds. Seulement voilà, sur son épaule droite, celle qui est en contact avec la masse noire, semble jetée, comme un long sac à patates informe, une étoffe brune qui cache la partie du manteau bleu que l’on devrait voir. Cette étoffe, qui la fait ressembler à une Madeleine repentante ou à un St Jean Baptiste au désert, est-elle là en signe d’humilité ? Autant les plis du manteau et de la robe, sont de beaux vrais plis, autant ceux de cette étoffe sont déstructurés ; il s’y cache même comme l’anamorphose d’un crâne. C’est un lieu de peinture inquiétant, et c’est le seul, dans cette oeuvre où il n’y a ni ombre, ni nuit, ni obscurité, seulement des noirs en masses abstraites, fermées sur leurs secrets comme des boites de Pandore. L’ expression de la virginité. Mais une fois qu’on l’a vu, il y a comme un malaise grandissant à soutenir la proximité de cette étoffe, habitée de cauchemars, d’avec ce noir silencieux. C’est comme si quelque chose passait de l’un à l’autre. Comme si la lumière de l’incarnation étant à l’oeuvre, ouvrait l’espace du noir à la nuit ; alors le manteau de la vierge en serait contaminé ! Si le jeu des colonnes, est bien la manifestation de l’Incarnation dans cette Annonciation, alors l’étoffe que porte Marie, en est la part d’ombre, le non-dit, le non nommé, la mort. N’est-ce pas elle qui entre avec la vie ? n’est-ce pas cela le sens de l’Incarnation, que la finitude est le soubassement de toute vie spirituelle ? Quoiqu’il en soit, ce morceau de peinture est dérangeant et Piero aurait pu faire de beaux plis dans cette étoffe. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? pourquoi ce quelque chose qui ressemble à un “mal peint” ? J’imagine qu’il voulait régler un problème, que quelque chose n’allait pas avec le manteau bleu couvrant les deux épaules. Parce que le bleu se découpant sur le noir, faisait venir Marie beaucoup trop en avant, et que les colonnes, elles aussi faisaient de même, enfermant alors Marie et l’ange dans des espaces séparés. Alors il a recouvert le bleu de brun et d’ocre, et il a commencé à abîmer la vierge, a porter atteinte à sa pureté, pour régler ce problème entre le noir et elle. Et en faisant cela, à sa manière de peintre, il touchait au mystère de l’incarnation, à l’inviolabilité de la vierge. Il mettait en relation le ventre avec la nuit. C’est souvent comme ça que ça se passe dans la peinture ; à un endroit de la toile il ya quelque chose qui ne va pas, un non-dit ; c’est bien sûr une difficulté picturale à résoudre, mais dont l’origine est au-delà des formes et des couleurs, dans le psychisme, jusqu’où ses racines s’enfoncent. Mais peut-être qu’en peintre savant, Piero della Francesca avait tout prévu et que sa vision était claire. En tout cas, dans ce manteau, il y a quelque chose qui ne va pas.

Simone Martini à Assise,  pour Georges Guy
Quand je pense à la peinture siennoise du 14ème, c’est toujours la même image mentale qui se lève : “c’est en été, une église est ouverte, un orage éclate, et des gens courent pour s’y abriter. Dans l’ombre silencieuse et habitée de ce lieu, les gens sont intimidés, ils avancent, gênés de n’être pas vraiment à leur place.” La peinture siennoise est la rencontre d’énergies de nature différente. Un entre-deux. Et c’est ce mouvement intérieur de transition qui la rend passionnante. Tout se joue encore dans l’ombre byzantine, mais ce qui est murmuré, à voix basse, parle d’espaces nouveaux. La renaissance est proche. J’ai fait ce voyage en Italie, à Assise, pour voir un visage, peint par Simone Martini en 1320, une vingtaine d’années après que Giotto y ait travaillé. C’est le visage d’un soldat qui garde l’entrée d’une tente. Il tient une lance verticale et regarde sur la droite. Son visage est robuste et raffiné à la fois, il est blond et mal rasé, son regard est pénétrant, bien qu’il ne regarde pas le spectateur, et le dessin de sa bouche et de ses lèvres nous fait ressentir qu’il s’agit davantage du portrait de quelqu’un de précis, que d’une figure inventée. Pour retrouver une telle beauté de dessin, il faut attendre le milieu du 15ème. Giotto, qui est un génie de la composition est loin d’avoir de telles figures dans sa peinture. Ces visages de Simone Martini, et particulièrement ce visage de soldat, illuminent la chapelle qu’il a décorée à Assise. Mais ils créent un décalage avec la conception globale de ses œuvres pré-renaissantes. Un peu comme dans mon image mentale, la présence incongrue de gens qui viennent s’abriter dans un lieu de tradition. Simone Martini était siennois.