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à Laurence et Philippe de Moustier…

Il paraît que la Joconde est un portrait. Le portrait de Mona Lisa, femme du signore Giocondo. Giocondo francisé a dû donner Joconde. Daniel Arasse le pense, d’autres historiens en doutent. Quand on regarde attentivement l’ensemble des figures peintes par Vinci, une évidence apparaît : quand il veut faire un portrait, il n’y a strictement aucune ambiguïté, ce sont véritablement des portraits qu’il peint. Chaque personnage y est individualisé avec sa physionomie et ses traits qui lui sont propres, et il ne ressemble à aucun autre. Il n’y a aucune confusion possible entre Ginevra de Benci, la Belle Ferronnière ou la dame à L’hermine. La forme de leurs visages diffère, leurs expressions leur sont propres. On sent que Vinci, chaque fois, s’est confronté à quelqu’un de différent. Et puis le rang social est signifié par les vêtements et les parures, les bagues et les colliers. Rien de tout cela dans la Joconde. Elle ressemble aussi bien à la vierge qu’à sainte Anne, à Jean le baptiste ou à Bacchus… à toutes ces figures mythologiques qu’il peint et qui semblent toutes avoir la même identité, plus ou moins masculine ou féminine, c’est selon. Mais rien à voir avec le portrait de quelqu’un auquel on se confronte dans la vie. Il y a des caractéristiques communes à toutes ces figures, le sourire d’abord, puis un long cerne sombre qui prolonge l’œil jusqu’à la tempe, comme un maquillage outrancier qui donne au regard une profondeur et un mystère qu’il n’aurait pas sans lui.

Ce type de figures auquel appartient la Joconde n’est pas né de la confrontation avec la réalité, mais de l’émergence d’une figure inconsciente qui hante Vinci. Le père, la mère, l’oncle… peu importe, nous ne le saurons jamais, cela appartient à sa biographie. Mais ce n’est pas étonnant, c’est comme cela chez tous les peintres. Quand ils cessent de se confronter à la réalité qui les arrache à eux-mêmes, alors se lève des profondeurs de l’inconscient une figure phantasmatique à laquelle vont ressembler toutes leurs figures peintes. Ce dictat psychologique concerne Vinci comme les autres, et cela n’a rien à voir avec son génie. Il suffit de regarder les figures de Piero della Francesca, ou celles d’Andrea del Sarto, ou celles de Goya, celles de tant d’artistes pour s’en assurer.

Donc dire de la Joconde qu’elle est un portrait paraît un malentendu. C’est l’émergence d’un être idéalisé, rêvé, qui a croisé le destin de Vinci. C’est un être qui se lève en lui, qui n’appartient plus à la réalité, pas même au souvenir comme un défunt, mais à l’imaginaire. À une mémoire oubliée.

« Or le sourire c’est éphémère, ça ne dure qu’un instant. Et c’est ce sourire de la grâce qui fait l’union du chaos du paysage qui est derrière, c’est à dire que du chaos on passe à la grâce, et de la grâce on repassera au chaos. » Daniel Arasse.

À partir du moment où l’on perçoit que cette femme vient de loin en lui, qu’elle est comme une fée penchée sur son berceau, dont il ne se souvient même pas, mais qui dirige sa vie comme une étoile, alors on comprend mieux le lien avec le paysage imaginaire auquel elle tourne le dos. À la question légitime « qui est la Joconde ? » se substitue la question « où sommes-nous, où nous a-t-elle conduit ? » Il ne s’agit plus de savoir qui elle est, mais où nous sommes en sa présence. Elle devient le guide anonyme qui nous conduit au travers de ce paysage d’avant l’humanité. Il nous a fallu parcourir toute l’épaisseur de ce paysage déserté pour l’atteindre. C’était elle qui nous guidait jusqu’à elle, sans que nous la voyions, pendant tout ce temps de chaos et de perte. Vinci n’a pu atteindre ce sourire qu’en donnant corps à ce paysage intérieur, en traversant les espaces désertés de lui-même qui le séparait d’elle. Nous spectateur croyons découvrir cette femme en passant devant elle, mais ce n’est que l’image d’elle-même qu’elle livre. Pour la comprendre il faut avoir cheminé dans ce chaos depuis l’au-delà de ces cimes enneigées et de ces lacs, il faut avoir franchi ce pont. Son sourire habité de mystère, dévoile alors la conscience du chaos qui le constitue. Dans la quête de cet être qui le magnétise, Vinci mène une profonde réflexion picturale : qu’y a-t-il au-delà de ces touches abstraites bleutées et jaunes qui forment cimes et neiges ? la toile blanche, la réalité quotidienne…la mort. Le fait pictural a été traversé, les limites de l’art franchies. Et ce sont ces mêmes touches abstraites, qui tressées, forment ce sourire de bienveillance.

Je crois que c’est l’expérience répétée du portrait qui me fait dire cela. Quand je dessine au fusain, mes traits discontinus cherchent dans le chaos de mes traits posés maladroitement dans le vide de la feuille, ainsi que dans l’entre-deux du modèle et du peintre, la vibration juste de la ligne d’une lèvre ; et là, j’ai le sentiment que le sourire, ou l’expression que je capte, n’est que du chaos organisé. Non pas une ligne juste qui serait en rupture avec ce chaos environnant, mais une organisation intime du chaos qui cherche sa forme d’humanité dans un sourire, ou toute autre forme d’expression. En un certain endroit de la feuille quelques traits tissent l’unicité d’un être et pourtant chacun de ces traits n’est qu’une suite de vibrations abstraites et sauvages qui ailleurs forment cheveux, vêtements, fonds indistincts… comme si le sourire était conscience du chaos dont il est issu. Je ressens cela dans la Joconde.