« Pirates africains enlevant une jeune femme »
Ils tiennent la femme fermement dans leurs bras. C’est une tâche jaune verte qui vainement se débat, crie et dénude son épaule et sa poitrine en partie. Ce jaune est le centre du tableau, il attire l’œil tout autant que le désire. Il électrise la surface de peinture, fait un arc de lumière autour de la tête d’un des hommes, suggère une tête de christ. C’est comme un éclair qui se répercute dans le bleu du ciel, qui agite les verts de l’eau, les roches bronzes et celles bleutées au lointain. Le noir est partout, dans les roches sombres et dans le cœur des hommes. Six hommes enlèvent une femme et l’entraînent de force dans leur barque. Ils sont sombres de peau, portent des culottes bouffantes blanches et des gilets rouges, comme autant de tâches de sang qui suggèrent le viol. L’un deux, fusil à la main, encore à distance de la barque se tourne vers la gauche d’où vient un danger. Il faut faire vite et déguerpir avec la femme. Les vagues au premier plan claquent vertes sur la roche et les jambes nues des ravisseurs couronnées d’écume. Le ciel d’un bleu froid couvre de nuages l’orage qui couve. La crique rocheuse est sombre, elle étouffe ce cri de femme.
Ce tableau c’est du sexe et de la couleur. On passe d’une tension sexuelle inévitable à la contemplation apaisante des couleurs qui ont une vie organique propre à elles. C’est ainsi que je ressens l’œuvre de Delacroix, comme une respiration qui va du sexe à la couleur et de la couleur au sexe, un va-et-vient de l’image à la peinture et de la peinture à l’image. Par peinture j’entends cette vie propre des formes plastiques en-dehors de leur représentation. Et c’est bien là le génie de Delacroix que de proposer au regard autre chose que ce qu’il représente. Mais ce qu’il représente ce sont aussi les grands idéaux de ce siècle entachés d’hypocrisie et de mœurs douteuses à vomir, que Flaubert ne cesse de dénoncer, que Maupassant ne cesse d’accuser et dont lui le peintre fait un portrait exemplaire en mêlant dans ses tableaux le bordel à la morale sans ciller. Là où les deux écrivains sont lucides et critiques, Delacroix, alors que ses sujets sont l’indignation et le besoin de justice, comme dans « les massacres de Scio », phantasme et rêve d’un ailleurs plein de femmes nues attachées aux selles des turcs, de femmes égorgées, de femmes enlevées et vendues, de femmes qui attendent dans l’ombre de leurs boudoirs, que vienne l’heure où l’homme viendra les prendre. L’idéal républicain traité comme une idée peut même s’érotiser puisqu’il n’a plus rien de réel ! Il suffit de comparer « le 3 mai » de Goya et « les massacres de Scio » de Delacroix pour s’interroger. Les comparer n’est d’ailleurs pas sans raison puisque les deux tableaux représentent des scènes de massacres, qu’ils ont été peints à seulement dix années d’écart, 1814 pour le « 3 mai » et 1824 pour « les massacres de Scio », et que d’autre part Delacroix collectionnait les gravures de Goya et vit certaines de ses peintures. Le dessin de Goya dans « le 3 mai » est d’une telle modernité qu’il s’arrache au naturalisme pour ne tendre qu’à l’expression d’une forme picturale épurée, distanciée de la réalité et qui devient le sujet de l’œuvre. C’est la radicalité de la forme qui témoigne de la violence de l’évènement. Dès lors comment imaginer qu’il puisse incarner, aux côtés de ce drame, l’érotisme dont son œuvre dessinée fait preuve ! C’est impossible. Goya est lucide, il ne phantasme pas, pas en peinture. S’il dessine et grave ses phantasmes, ils les cantonne dans l’obscurité du noir.
Pourquoi Delacroix éprouve-t-il le besoin de mêler ainsi l’érotisme aux idéaux ? Pourquoi ces femmes nues magnifiquement peintes, sont-elles là sur les barricades ou sur les scènes de massacre ? Sont-elles là pour détendre la frustration de son époque qu’une morale trop lourde oppresse? Est-ce la frustration personnelle de Delacroix qui rejoint celle de son époque ? A-t-il besoin de ces nus féminins pour mieux employer la couleur ? Cette dernière question me taraude. Aurait-il su employer la couleur comme il le fit s’il n’avait répondu à la douleur de quelque tenaille intérieur de son âme et de son corps ?
Delacroix, certainement frustré, jouit dans la couleur. C’est une évidence pour moi plus elles sont nues et lascives plus il y va dans la couleur. Il peint avec son jus. Il engrosse avec ses couleurs toutes ces femmes qu’il peint nues et s’assure une descendance qui va au moins jusqu’à Matisse, sinon jusqu’à nos jours. Son influence sera immense, son travail sur la couleur fera de lui l’un des fondateurs de l’impressionnisme et de l’art moderne. Car Delacroix ne lâche ni la lumière qui sera l’obsession des impressionnistes, ni la couleur qui sera celle des modernes. Son métier classique, sa maîtrise du clair-obscur, lui permet de tenir la bride à la couleur, de lui assigner sa place. La lumière est encore maîtresse avant qu’elle ne soit détrônée par l’hystérie des couleurs. Certainement est-ce une des raisons pour lesquelles il ne cessera jamais d’employer le noir. Un noir de bitume peu stable à la lumière qui lui vaudra d’être restauré de son vivant. Le noir c’est pour lui le « lit de continuité » dans lequel il couche ses couleurs, elles s’inventent en lui, lui donne leurs énergies. Il emploiera beaucoup de noir, mais il mettra beaucoup de couleurs dans ses noirs au point qu’ils cesseront d’être des absences de lumières pour devenir des présences de couleurs.
On connait l’anecdote selon laquelle Delacroix percevant l’ombre d’un fiacre violette aurait compris tout à coup que la couleur de l’ombre est teintée de la complémentaire de la couleur de la lumière : à lumière jaune, ombre violette. Tout devient couleur. Il n’y a plus d’ombre et de lumière mais des lieux de couleurs assemblées, plus ou moins claires plus ou moins sombres, qui par le jeu des plans qu’elles forment vont créer la profondeur et le modelé. Peu importe que cette anecdote soit historiquement vraie puisqu’elle l’est poétiquement. Quand on regarde sa peinture la couleur lui confère une dimension organique, un éblouissement par-devant la représentation qui semble la faire vivre pour elle-même. C’est ce que je n’ai cessé d’expérimenter pendant les deux heures passées devant « les pirates africains qui enlèvent une jeune femme ». La couleur éblouit ; mais pas n’importe comment. Elle travaille l’espace, cherche à mettre son sujet dans l’espace. La culotte blanche vient au premier plan, le jaune de la femme est en arrière et plus loin encore vient le bleu du ciel. Il n’y a pas de confusion d’espace. La couleur exprime des sentiments tout autant qu’elle bâtit l’espace. Mentalement l’espace est recrée et le récit s’y installe à nos yeux jusqu’à ce qu’à nouveau la puissance de la couleur ressaisisse et nous entraine dans un monde de pures énergies. Finie la continuité des ombres et des lumières, le grand métier classique où les ombres faites de terres d’ombre brunes ou vertes sont rehaussées dans les lumières par des blancs colorés en d’infinies nuances qui donnent à la peinture l’apparence de la réalité mais ne rencontre que la mort….tout chez lui devient rapport de tons chauds et de tons froids, un peu déjà comme chez Rubens et plus tard comme chez Van Gogh. Cette rupture de tons chauds et de tons froids introduit au creux de la représentation un événement pictural qui a valeur de récit face à la tragédie du sujet. Créer la brisure par des rapports colorés et dans le même temps son franchissement par l’œil, voilà une aventure picturale qui vaut bien l’aventure narrative du sujet.
Il faudra attendre les impressionnistes pour que les peintres, faisant une véritable chasse aux sorcières au noir, l’évacuent de leurs palettes sous prétexte qu’il n’existe pas dans la nature où tout est rapport coloré, pour qu’enfin jaillisse cette superbe lumière colorée que Delacroix avait inventé à l’ombre de ses cavernes et dont la postérité lui sera redevable.
Pour Delacroix les couleurs seront ses compagnes merveilleuses qui illuminent sa nuit, tout autant qu’elles seront les instruments d’une mécanique colorée précise où chacune mélangée aux autres a pour but d’atteindre à la lumière. Elles seront des éblouissements et ses servantes à la fois. Elles seront ses guides sur sa « barque de Dante », ses envoyées dans le monde des morts pour dialoguer avec eux. Elles sont ce qu’il a de plus vivant et c’est toujours avec notre part la plus vivante que l’on s’adresse à eux. Elles seront la voix qu’il adresse à Géricault.
Artistiquement Delacroix naît à l’ombre de ce géant qui s’écroule en 1824. En 1822, trois ans après que Géricault ait peint « Le radeau de la Méduse », il réalise son premier grand tableau « la barque de Dante ». Bien qu’il n’y ait aucun lien évident entre ces deux œuvres, il semble que dès le départ de sa carrière Delacroix ait voulu dialoguer avec Géricault. Au fait-divers maritime et tragique qui inspire le Radeau, il répond par une allégorie littéraire pleine de terreur. Dante sous la protection de Virgile traverse le fleuve Styx. Des suppliciés s’accrochent à la barque comme les agonisants du « Radeau de la Méduse » à leurs quelques planches de salut. C’est là, dans les ténèbres infernales où sont à jamais plongés ceux qui ont péchés, que lui Delacroix découvre le pouvoir de la couleur. Au cœur des enfers elles seront son guide comme Virgile le fut pour Dante et lui permettront d’explorer ses noirceurs intimes. A la sécheresse du néoclassicisme il impose dès le départ une touche vibrante pleine de richesse colorée.
« Le radeau de la Méduse » malgré son lyrisme glaçant est une véritable matrice à laquelle Delacroix ne cessera de se référer. Delacroix admire Géricault comme il ne cessera d’admirer Gros. Leur sens viril du récit et de la composition, leur projet d’une peinture comme une grande affaire politique et sociétale ne cesseront de lui insuffler l’énergie de ses grands sujets. Les corps couchés, les corps pensants, les corps révoltés du Radeau se retrouveront dans les massacres de Scio, aux pieds de la Liberté guidant le peuple. Mais en lui, et de manière plus intime, une autre force est à l’œuvre. Inspirée par les émotions plus que par la raison et les idéaux, cette autre force le guidera sur le chemin des couleurs et de son expérimentation sans fin. Dans cette barque de Dante, tout ce qui fera son identité est déjà présent : la nouveauté de la couleur, la pesanteur des sujet, rêveries, idéaux qui le tiendront loin de la réalité.
Delacroix l’incompris
Delacroix est immense et pourtant il est mal aimé. Respecté de tous il est familier de bien peu. Il est là-haut quelque part, hautain, inaccessible. « Delacroix est un aigle, je n’ai que le chant de l’alouette » dira modestement Corot, nous signifiant la hauteur à laquelle il tient l’art de Delacroix. Mais malgré cela ou à cause de cela quelque chose résiste à l’empathie. Ses œuvres les plus célèbres, tant reproduites, regardées comme des images populaires ont cessé d’être des peintures. « La liberté guidant le peuple », « Les massacres de Scio » , »les femmes d’Alger », « la mort de Sardanapale » ont difficilement gardé cette charge de rupture qui les fit si novatrices et qui les maintient, pour qui veut le voir, dans le panthéon des grandes œuvres nourricières…..pourtant c’est bien la chair de ses peintures qui fait vibrer plus que ses sujets. C’est bien là qu’il faut voir ce qui échappe à son époque et touche encore la notre. Dans ses tableaux, chaque centimètre carré de peinture est vibrant de couleurs et s’agite en réponse au centimètre carré d’à côté. La chair des peintures de Delacroix ne tient pas en place, elle s’agite, elle vit, elle est vivante parce qu’elle porte en elle la vie des couleurs. Cette peinture est « allumée de l’intérieur » et c’est ce qui la rend contemporaine.
Le seul poète de cette époque qui m’évoque la couleur c’est Rimbaud. Certes, c’est un peu anachronique puisque ce dernier a 10 ans quand Delacroix meurt, mais c’est d’une correspondance subjective dont je parle. C’est peut être parce qu’il décale le mot de son sens et le transforme en une matière sonore qui existe d’elle-même que Rimbaud me parle de Delacroix. La chair des mots de Rimbaud m’évoque la chair des peintures de Delacroix et me signifie ce qu’elle a de visionnaire :
« Des pièces d’or jaune semées sur l’agate, des piliers d’acajou supportant un dôme d’émeraudes, des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d’eau. »
Les Illuminations de Rimbaud, dont sont extraites ces lignes, sont des chocs de mots et de sons, de couleurs et de fièvres qui m’évoquent les richesses colorées de Delacroix. Un chaos de mots prodigieux qui, plus que les amours vénéneuses de Baudelaire ou les démesures de Hugo, me renvoie à Delacroix. Tout comme Rimbaud éponge le vinaigre de son époque et rend amère sa poésie, Delacroix dans cet élan de phantasmes qui le porte, régurgite la face noire de son siècle. Repousser les idées pour être au plus près des couleurs, n’est-ce pas folie, puisque ce sont justement ces idées qui ont permis à ces couleurs d’exister ! Il faut tout prendre, le bourgeois qui rêve de bordels exotiques et le visionnaire qui conçoit le monde en énergies de couleurs. Paradoxe insurmontable de ce bourgeois rimbaldien qui tout à la fois respecte la morale de son époque et n’a de cesse d’expérimenter dans la couleur le rejet de cette morale ?
Ce qui commence avec Delacroix et qu’achèveront les impressionnistes est une redéfinition de l’ombre ? L’ombre n’est plus absence de lumière mais lieux où se mêlent des énergies colorées. Réinventer l’ombre, c’est aller chercher dans ses espaces secrets ce qui y était tu. Colorer l’ombre c’est jeter sur l’inconscient un regard nouveau. Plus tard, dans la fin de ce 19e siècle, dans d’autres champs de l’expérience humaine, d’autres génies chercheront à comprendre les ressorts du désir en plongeant dans l’obscurité de la psyché. Delacroix restera un phare.