à Sylvie Ramond…
De loin on voit une tâche blanche verticale, au centre du tableau. Elle jure presque, tant elle semble posée comme un repentir en attente d’être travaillé. En s’approchant, on voit que cette tâche blanche c’est le manteau de la vierge. Mais pour un temps, il demeure un sentiment d’étrangeté devant ce blanc, trop blanc, qui garde toute sa lumière et attire l’œil sans cesse. Quelque chose est figé. Immobilisé. L’œil a du mal à circuler. En fait ce blanc n’est pas fait d’un seul blanc mais de deux masses blanches qui fonctionnent parfaitement ensemble. Au début on en perçoit une seule, puis les deux se mettent à leurs places. Il ne s’agit pas simplement d’une variation de tons, rosé en bas et jaune en haut, mais de deux plans éclairés par des lumières différentes. La partie haute n’est pas sur le même plan que la partie basse, elle est en retrait. La partie basse qui couvre les jambes de Marie, est peinte à la surface du tableau, elle vient en avant comme si elle était en relief. Elle donne un coup de lumière, d’une violence qui ne se retrouve que dans la saturation du bleu de la robe. Mais cette lumière de la partie basse resterait inefficace, extérieure à l’ambiance du tableau, si elle ne pouvait circuler par l’intermédiaire de la partie haute. Cette partie haute, tout aussi claire et pourtant sans lumière, qui couvre la tête et le buste de Marie, va servir de relais à cette lumière du bas et lui permettre d’irradier tout le tableau. Le rapport du ton rosé et du ton jaune crée à la fois une discontinuité dans les plans et une continuité dans la lumière. Marie semble ainsi construite sur deux plans : du sol jusqu’à ses hanches, le blanc la porte en avant du tableau, tandis que son buste et sa tête, couverts d’un autre blanc, s’installent au second plan, là où se trouvent l’ange et Joseph. Pourquoi ce décrochement de plans sur le corps de Marie ? il y a deux blancs, deux lumières, y a-t-il deux Maries ? ces deux blancs sont-ils là pour résoudre un problème purement pictural ou nous disent-ils quelque chose du sens de l’œuvre ?
Lorsque Daniel Arasse dit, qu’assez jeune, il a compris que la peinture » ça pense « , bien évidemment il a compris que ça pense plastiquement. Ce sont les formes picturales qui pensent dans le silence intérieur de notre être. Ca ne pense pas verbalement ou conceptuellement, comme quelqu’un qui voudrait faire une démonstration, mais comme une évidence plastique qui fait irruption dans nos sens et s’adresse, sans que la conscience en saisisse encore la portée, à cette part intime de nous-mêmes où nous sommes si souvent interdits d’entrer.
J’ai sous les yeux l’un de mes « confluents » où le fonctionnement coloré est analogue. La comparaison s’arrêtera là. Au premier plan figure une barque à moitié immergée. Sa partie avant qui n’est pas noyée est peinte de deux tons clairs, de couleurs très proches, qui créent le même décrochement de plans que dans le manteau de la vierge. Le reste de la barque est couleur d’eau sale dans un paysage au couchant mauve et rose. L’espace créé entre ces deux plans clairs est comme une cavité qui résonne avec tout l’espace du tableau. En un seul endroit du tableau tout l’espace du tableau est résumé, et le conflit qu’il exprime, mis en lumière. Une seule lumière aurait mis l’accent sur un élément, en le situant par rapport aux autres plans de la composition, là où deux lumières ouvrant un espace entre-elles, créent un évènement pictural qui est le lieu de forces contradictoires : sortir la tête de l’eau ou se laisser échouer. Le relief donné par les deux plans fait sens.
Nicolas Poussin a vécu la plus grande partie de sa vie en Italie. Il a laissé la France pour Rome. Se peut-il que ce thème de l’exil ait touché à sa vie intime ? parlait-il de lui en peignant » la fuite en Egypte » ? Marie se retourne pour voir si personne ne la suit ou bien pour voir ce qu’elle quitte à regrets. Marie est peinte figée dans un double mouvement de forces contraires ; aller de l’avant, se tourner en arrière. Le manteau qui la couvre, couvre-t-il aussi l’ambiguïté du peintre ? l’espace entre les deux blancs du manteau est-il un espace de nostalgie ? Ce qui est sûr, c’est que ce tableau pourrait s’appeler » deux blancs « , tant est grande l’insistance du peintre à faire de ces deux masses blanches l’élément central de l’œuvre. Quand la peinture pense, c’est toujours le sujet pictural qui pense et non la représentation, qui elle, discourt sur le sujet. Ici, c’est l’espace ouvert entre ces deux blancs qui fait sens, quitte à déranger la beauté de la scène. Le dessin d’un portique, d’un ange, d’un aigle, d’un regard, même s’ils sont peints magnifiquement, ne constitue que l’ensemble des éléments symboliques qui nous rassurent. Le fait pictural, lui, déstabilise.